Premiers de cordée sur l’océan

PREMIERS DE CORDÉE SUR L'OCÉAN

Édition 2025  |  24 septembre 2025 - 10h00
La course au large serait-elle l’apanage des marins tombés dans l’océan quand ils étaient petits ? Absolument pas ! Avec son format en double, la TRANSAT CAFÉ L’OR a toujours accueilli des athlètes d’horizons parfois inattendus. L’ancien champion de ski Aurélien Ducroz (Crosscall), désormais figure de la Class40, en est le parfait exemple, tout comme l’ultra-traileur Mathieu Blanchard qui s’apprête à faire ses premiers pas en IMOCA, aux côtés de Conrad Colman (MSIG Europe). Portrait croisé de deux amoureux des sommets descendus de leur montagne pour s’aventurer sur l’eau.

À chaque édition, une poignée d’apprentis navigateurs se glisse aux côtés des maîtres de la voile sur la mythique Route du café. Tous animés par la même curiosité : découvrir ce qui peut bien se tramer au milieu de l’océan pour susciter de telles émotions. Mathieu Blanchard, ultra-traileur de renom, et Aurélien Ducroz, skipper de Crosscall et double champion du monde de ski freeride, ont accepté de partager leur expérience respective dans cet univers singulier.

Aurélien Ducroz (©RomainMarie)
Aurélien Ducroz, de skieur à skipper (©Romain Marie)

LES PREMIERS CHUCHOTEMENTS DE LA MER

En 2007, Aurélien Ducroz excelle avec des skis aux pieds, pas encore avec un winch dans la main. Il accepte de parrainer le skipper Adrien Hardy sur sa Mini Transat : "Adrien a vécu une course très dure. Il a démâté, remâté son bateau tout seul, c’était d'un courage absolu." La curiosité du Chamoniard est piquée : "Je me suis demandé ce qu’il pouvait y avoir là-bas, loin, au large, qui rend ces marins aussi forts ? Est-ce que j’en serais capable ? Qui suis-je tout seul au milieu de l'océan ?" 

Le skieur croise alors le sillage de François Gabart, Michel Desjoyeaux puis Yannick Bestaven qui va l’embarquer sur la Transat Jacques Vabre en 2013. "J’ai eu un accueil incroyable de la communauté des marins. On m'a tout donné, tout transmis." En 2015, il range ses skis et décide de se consacrer à sa nouvelle vie maritime. "Au début, je vivais un peu cette expérience avec l’insouciance des débutants, confie Aurélien. Si je m'étais rendu compte de toutes les difficultés en amont, je n'aurais jamais osé prendre le large !" Mais le virus s’est propagé et le skipper de Crosscall a su se faire une place au sein de la Class40. 

Cette année, ce virus du large semble avoir fait une nouvelle victime : l’ultra-traileur Mathieu Blanchard. Très suivi sur les réseaux sociaux, il vit à l’instinct. Sur les terres guadeloupéennes où il a grandi, la mer a été son premier terrain de jeu. Il plonge, enseigne pendant les vacances comme moniteur et s’épanouit dans l’eau. Plus tard, installé au Canada, la montagne prend le relais et la course à pied devient le nouvel univers de cet ingénieur. Mais, l’an dernier, sur les pontons du Vendée Globe, l’océan a fini par le rattraper. 

Conrad Colman et Mathieu Blanchard
Conrad Colman et Mathieu Blanchard, duo d'aventuriers (©Georgia Schofield)

Face aux marins prêts à boucler le tour du monde, une idée commence à germer. "Une petite flamme s’est allumée en moi, avoue Mathieu. Je me suis dit que j’aimerais être à leur place, aller sur l’eau moi aussi." L'envie prend peu à peu forme grâce à l’équipe de Conrad Colman qui met les deux sportifs en contact. "Je me suis retrouvé, peut-être 10 jours plus tard, à faire des visios avec Conrad, raconte Mathieu, il était en pleine course, au milieu de l’Atlantique. On a échangé, le courant est passé très vite." La TRANSAT CAFÉ L’OR a le format idéal. Elle permet d’associer skippers confirmés et novices. 

Depuis le retour du Néo-Zélandais, les deux hommes se préparent ardemment et Mathieu engloutit la littérature marine. "Je suis en train de lire l'énorme Bible des Glénans. J'ai lu les classiques comme Bernard Moitessier et du plus moderne avec Guirec Soudé. Ces romans m’inspirent parce qu'ils utilisent le vocabulaire marin, cela me permet d'apprendre aussi d'une manière plus ludique, un peu en autodidacte."

Aujourd’hui dès qu’on s’ennuie, on a le réflexe de prendre le téléphone, de scroller. Conrad a voulu me faire vivre une navigation avec très peu de réseau. Après plusieurs jours, j’ai apprécié cette déconnexion numérique. Ça m'a permis de repenser différemment les liens sociaux. 
Mathieu Blanchard  / MSIG Europe
Ultra-traileur et co-skipper de Conrad Colman

DES CIMES AUX VAGUES, LE DÉPASSEMENT AVANT TOUT

À première vue, tout semble éloigner le monde du large de celui de la haute montagne. Pourtant, Aurélien Ducroz comme Mathieu Blanchard ont vite retrouvé des atomes crochus familiers. "J'ai découvert que la voile, comme le freeride, était un sport de glisse, observe Aurélien Ducroz. Tu places ton bateau, tu joues avec les vagues, et tu peux atteindre des vitesses assez folles. C’est aussi un sport où on analyse en permanence les éléments. Se déplacer en mer ou en montagne requiert la même approche. On décortique l’état de la mer comme celui de la neige, la force du vent, notre condition physique… Si le mental est important, le physique aussi, comme dans tout sport de haut niveau." Un constat partagé par Mathieu Blanchard : "Mon corps a l’habitude de ressentir les douleurs, les souffrances quand je me prépare aux épreuves de trail. Je sais que mon corps sera capable de résister. En voile, c’est un peu pareil, on ressent le froid puis la chaleur, les douleurs et les peurs mais avec l'expérience, on peut aller au-delà des premiers signes que nous lancent notre corps et notre esprit. C'est vraiment très commun aux deux univers."

Mathieu Blanchard, l'ultra-trailer (©UTMB®)
Mathieu Blanchard, l'ultra-trailer (©UTMB®)

Autre similarité, le rapport au temps. Pour le futur co-skipper de Conrad, habitué aux longues courses à pied, c’est un paramètre rassurant. "Récemment, j'ai couru la Yukon Arctic Ultra au nord du Canada, sur huit jours (ndlr : il a remporté l’épreuve des 600 km). Dans nos deux sports, ce n'est pas juste l'histoire d'une heure ou deux, ce sont de longues périodes où il va falloir gérer le rythme de course tout comme le réglage des voiles, le sommeil, la nutrition, les bobos."

Aurélien Ducroz, skipper Crosscall (©RomainMarie)
Aurélien Ducroz, skipper Crosscall (©Romain Marie)

Pour le champion de ski, en revanche, c’est une autre histoire. "En ski, j’étais sur une épreuve qui durait à peu près trois minutes, explique Aurélien. En voile, je partais sur un sport qui allait durer trois semaines. La temporalité est beaucoup plus grande et plus longue. Sur les pistes, tu as cette adrénaline immédiate, forte, à très court terme. À l’inverse, sur l’eau, tu es sur le temps long mais pas moins intense pour autant. Apprendre à ralentir et à prendre son temps, quinze ans plus tard, j’y travaille encore."

LE LARGE, CET AUTRE SOMMET À APPRIVOISER

Le natif de Chamonix a également pris conscience que la course au large est un sport mécanique. Elle exige des connaissances pointues et d’avoir en permanence le bon matériel sous la main. "Quand on prend le large, on part avec sa maison, ironise Aurélien. On évite d’être pris au dépourvu au milieu de l’eau. C’est comme si, en montagne, on avait un refuge en permanence sur le dos. En bateau, on a notre maison avec nous, on a notre cellule de vie avec tout ce qu’il faut."

Se retrouver au milieu de cette immensité océanique, c’est justement ce qui a attiré, comme deux aimants, ces montagnards sans vraiment savoir à quoi s’attendre. "Lorsque je me suis retrouvé pour la première fois de ma vie au large avec Conrad, sans aucune terre autour de moi pendant plusieurs jours, ce n’était pas naturel, reconnaît Mathieu Blanchard. Ce vide est angoissant." Au fur et à mesure, l’athlète va dompter cet inconnu et cette sensation d’être coupé du monde. "Quand il n’y avait pas de vent, je me suis un peu ennuyé, avoue Mathieu. Et aujourd’hui dès qu’on s’ennuie, on a le réflexe de prendre le téléphone, de scroller et on remplit le vide avec du divertissement digital. Conrad a voulu me faire vivre une navigation avec très peu de réseau. Après plusieurs jours, j’ai apprécié cette déconnexion numérique. Ça m'a permis une introspection et de repenser différemment les liens sociaux." 

À l’inverse, pour le skipper de Crosscall, l’appel de la mer a été quasi instantané. "J’ai tellement été charmé qu'en rentrant dans mes montagnes, je me suis dit : il va falloir que j'organise ma vie." 

Aurélien Ducroz, skis aux pieds (©Quentin Iglesis)
Aurélien Ducroz, skis aux pieds (©Quentin Iglesis)

QUAND LA MONTAGNE INSPIRE LA MER

Si les deux hommes ont beaucoup appris au contact des autres skippers, ils ont aussi apporté leur expérience de montagnard : "la facilité de monter au mât !", plaisante Aurélien Ducroz. Pour le freerider, le réel avantage, c’est sa vision précise des trajectoires. "Lorsque je descendais les pistes, je me devais d’être très rapide dans l’appréciation des obstacles, des éléments et je n’avais que quelques millièmes de secondes pour réagir. Cette réactivité, je l’ai immédiatement retrouvée dans la course au large. Ces quelques secondes qui font la différence lors d’un réglage de voile peuvent vous faire changer de place au classement." 

Je me suis demandé ce qu’il pouvait y avoir là-bas, loin, au large, qui rend ces marins aussi forts ? Qui suis-je tout seul au milieu de l'océan ? 
Aurélien Ducroz  / Crosscall
Skipper (Class40) et double champion du monde de ski freeride

Mathieu, lui, apprécie d’apporter ses compétences du monde du trail mais surtout de s’inspirer du monde de la voile pour enrichir sa propre discipline. "J’ai l’habitude du froid dans mes montagnes donc j’ai pu donner quelques astuces mais j’ai aussi beaucoup appris sur le sommeil. Sur une course à pied de quelques heures, je peux gérer une nuit blanche, mais sur plusieurs jours c’est impossible. On a peu de techniques de sommeil dans le Trail car on est peu à le pratiquer à très haut niveau. Les navigateurs ont beaucoup plus de réponses que nous sur ce sujet et c'est vraiment passionnant de pouvoir partager leurs expériences."

Un partage d’expérience d’autant plus concret pour Mathieu Blanchard et Conrad Colman que le duo projette déjà de prolonger leur aventure. Ensemble, ils s’aligneront sur la Transmartinique, un ultra-trail organisé chaque année sur l’île et qui se tiendra en décembre prochain, après la TRANSAT CAFÉ L’OR. Une manière de poursuivre leur complicité née en mer, sur les sentiers de l’île, comme un écho à cette conviction que le sport ne connaît pas de frontières.

Car, de la montagne à l’océan et inversement, Aurélien Ducroz, Mathieu Blanchard, Conrad Colman et bien d’autres sportifs, prouvent que, si l’envie est là, l’esprit humain ne se limite jamais à un seul terrain de jeu. Il est capable de s’adapter et de se surpasser, quel que soit le sommet à conquérir ou la vague à dompter. Et si la véritable aventure sportive ne se mesurait pas en places au classement, mais à l’audace de se réinventer ?

Mathieu et Conrad en entrainement (©Georgia Schofield)

Mathieu Blanchard et Conrad Colman en entrainement (©Georgia Schofield)