Matthieu Tordeur en expédition au Groenland

Matthieu Tordeur "Prendre le temps, c’est avancer au rythme du monde, mieux regarder et ressentir plus fort."

Édition 2025 28 juin 2025 - 16h58
L’aventure est son métier, la nature sa boussole et la transmission, sa seconde nature. Matthieu Tordeur est un globe-trotteur passionné qui aime partager ses aventures, mais aussi ce que notre Terre subit. En 2019, il est devenu le premier Français et le plus jeune au monde à rallier le pôle Sud à skis, en solitaire et sans ravitaillement. Une expédition qui a bousculé sa vision de la planète et l’importance de la comprendre pour mieux la protéger. Il a accepté d’être, avec l’astronaute Claudie Haigneré, le parrain de la 17e édition de la TRANSAT CAFÉ L’OR Le Havre Normandie. Rencontre avec ce Tintin des temps modernes.

Matthieu Tordeur, tu as de multiples cordes à ton arc, comment pourrait-on définir ton métier ? 

La question est toujours un peu compliquée ! Je suis à la fois conférencier, réalisateur de documentaires et surtout un homme de terrain qui parcourt des contrées lointaines comme l'Arctique et l’Antarctique. Le lien entre toutes ces activités, c'est l'aventure, l’exploration, que je mets aujourd’hui au profit de la science et de la sensibilisation. J’aime m'entourer de glaciologues et de scientifiques lorsque je pars, pour en apprendre toujours plus et le partager. J’ai l’impression d’être un peu le témoin ou le porte-parole de ces milieux fragiles qui subissent de plein fouet le dérèglement climatique.

Tu as fait le tour du monde en 4L, tu es le plus jeune explorateur à avoir rallié le pôle Sud à skis, en solitaire et sans ravitaillement. Ces mots rappellent ceux de la course au large. Les skippers et toi auriez-vous des atomes crochus ?

En effet, je crois qu’on se ressemble sur certains points. Les navigateurs se lancent dans des endroits potentiellement dangereux, où l’on est vraiment exposé à la nature dans tout ce qu’elle a de plus brut. Quand tu pars traverser un océan, tu t'en remets aux conditions climatiques, à l'état de la mer, à la force du vent. Et quand tu es explorateur, c'est la même chose. Lorsque j’étais en Antarctique, par exemple, je me suis retrouvé dans un gigantesque désert de glace ouvert aux vents et aux crevasses. Je crois que, explorateurs comme navigateurs, nous avons cette faculté à faire face à l’inconnu, cette capacité à nous adapter à toutes les conditions qui peuvent changer très rapidement. Il faut faire preuve de flexibilité et de confiance en sa préparation.

Matthieu Tordeur
Matthieu Tordeur

Pour ce genre d'expéditions, la préparation doit être à la fois physique et mentale ?

Quand on se lance là-dedans, on ne part pas en claquant des doigts. La mer, comme l’Antarctique, sont des milieux contraignants et pour lesquels il faut se reposer sur une bonne préparation. C'est là que le parallèle est intéressant : continuer d'avancer même lorsque c'est compliqué. Il y a toutefois une différence majeure avec la course au large, dans ce que j’entreprends, il n’y a pas de compétition. On est rarement plusieurs à s’aligner sur un même projet simultanément et il n’y a pas cette quête de dépasser le copain.

Est-ce que, comme les marins, tu ressens cet appel inexorable du large… Sur la banquise ? 

Il y a évidemment cette envie, mais plus par envie de s’immerger dans les grands espaces. Les milieux qu’on explore sont extraordinaires, les océans comme les milieux polaires. Si les marins ont besoin de l’océan, je peux satisfaire mon envie à côté de chez moi, partir plusieurs jours, me déconnecter, aller dormir en extérieur à quelques kilomètres. 

Ce sentiment d’évasion, d’être coupé du monde, selon toi, peut-on le vivre en allant seulement à dix kilomètres de chez soi ?

Exactement ! On n'a pas besoin d'aller loin pour vivre une aventure. Beaucoup d’endroits sont accessibles, proches de chez nous, où on peut aller sans recourir à du matériel coûteux ou prendre deux mois de vacances. Pour te donner un exemple, j'ai vécu parmi mes plus belles aventures en France.

C'est le moment de nous donner tes bons plans !

Il y a une rencontre que j'ai faite assez tardivement, ce sont les Pyrénées. C’est un endroit absolument sublime. Je les ai traversées deux fois, une fois en randonnée, de l'Atlantique à la Méditerranée, et la seconde fois en vélo. Je me souviens avoir mis 31 jours à pied, sur un itinéraire qui s'appelle la Haute Route Pyrénéenne, plus en altitude que le GR. C’est une immersion en pleine nature assez dingue. Cela peut se faire en plusieurs fois, en petites portions. Une gare n’est jamais bien loin pour y accéder.

“Je crois que, explorateurs comme navigateurs, nous avons cette faculté à faire face à l’inconnu, cette capacité à nous adapter à toutes les conditions qui peuvent changer très rapidement.
Matthieu Tordeur, explorateur et parrain de la TRANSAT CAFÉ L'OR

Il y a un coin que tu affectionnes aussi, c’est la Normandie. Peut-on dire que tu es un local de l’étape ?

Effectivement, je suis né à Rouen, j’y ai fait ma scolarité. Je suis passé rapidement par Le Havre lors de mes études, et ensuite je me suis expatrié à la montagne. La Normandie, c'est mon territoire de cœur, le lieu de ralliement de ma famille et j’y ai encore plusieurs amis. Je trouve que c'est une région fabuleuse, on a la chance d'avoir tout ce littoral, ce qui n'est pas le cas de toutes les régions. En effet, on peut dire que je suis un local de l’étape, car je connais bien la Transat Café d'Or pour avoir assisté à des départs.

Matthieu Tordeur en expédition en Albanie
Matthieu Tordeur en Albanie

As-tu déjà pratiqué la voile ?

J'ai fait pas mal de voile légère étant jeune avec mes frères et sœurs. On a eu un 420 quand on était adolescents. Mais la course au large, la régate, ce n’était pas pour moi. Je n’étais pas friand de la compétition. Ce qui m’intéressait, c'était plutôt le contact avec la nature et aller dans des endroits reculés. Alors, quand j’ai eu 19 ans, j'ai traversé l’Atlantique à la voile en tant qu'équipier.

Et comment as-tu vécu cette aventure ?

J'ai trouvé ça super long ! (Rires) On a mis cinq semaines.

As-tu suivi la Route du Café ?

Pas vraiment, je l’ai faite dans l’autre sens ! J’ai rejoint un skipper en Guadeloupe et on a convoyé son voilier de croisière jusqu’en Angleterre en passant par les Açores. Le skipper avait un certain âge, il était content d'être accompagné par des petits jeunes. Il était assez prudent, pas très aventurier, ce qui est normal car il s’agissait de ramener le bateau intact. On était sur des allures autour de 4 ou 5 nœuds de moyenne, d’où cette sensation de longueur. Mais j'ai aussi trouvé cette expérience géniale, une aventure au rythme du temps. Tu observes tous les couchers de soleil, tous les levers de soleil, les dauphins…

Vivre au rythme du temps, c’est justement ce que tu prônes dans le cadre du Challenge mobilités durables de la TRANSAT CAFÉ L’OR dont tu es le parrain ?

Certaines de mes plus belles aventures, je les ai vécues à pied, comme les Pyrénées, comme je te le disais, mais aussi à vélo sur les routes de France, en kayak en descendant la Seine ou à skis pour rallier le pôle Sud. La mobilité douce invite à ralentir, à prendre le temps. Ce sont des manières de se déplacer “by fair means”, c'est-à-dire sans moteur, juste avec ses propres forces. Et ça change tout. On se reconnecte à l’espace, au temps, à la nature. Prendre le temps, c’est aussi avancer au rythme du monde, mieux regarder et ressentir plus fort. La mobilité douce, ce n’est pas seulement un choix pratique ou écologique, c’est aussi une façon d’être au monde autrement.

Révélation - JM Liot / Aléa
© Jean-Marie Liot / Aléa La TRANSAT CAFÉ L'OR 2025

Tu es également le parrain de cette 17e édition avec l’astronaute Claudie Haigneré. Qu’est-ce qui t’a convaincu d’accepter ? 

J’ai été très honoré et touché qu’on me le propose et je trouve que ça avait du sens de former un duo avec Claudie que je connais un petit peu. Même si on n’est pas de la même génération, on est animé par cette même passion pour la nature, la planète et la pédagogie. Et c’est aussi un clin d'œil à mon côté normand.

Comment comptes-tu suivre la course ?

J’ai quelques copains chez les skippers que j’ai suivis sur le Vendée Globe, notamment Tanguy Le Turquais qui est passé en Ocean Fifty cette année. Je vais suivre leur traversée et leurs péripéties via les réseaux sociaux. 

Fais-tu partie de ces accros de la carto ?

Ah oui, c’est un truc que j’adore. J’ai déjà l'habitude de suivre les expéditions de mes amis et confrères à droite à gauche. Donc, quand c’est sur les océans, j'aime bien aussi jeter un œil.

“À travers les belles histoires humaines, on rend accessible la matière scientifique et on sensibilise par l’émotion.”
Matthieu Tordeur, explorateur et parrain de la TRANSAT CAFÉ L'OR

Tu connais l’engagement de la TRANSAT CAFÉ L’OR pour la biodiversité et le respect du monde vivant. Tu as participé début juin à la conférence des Nations Unies sur l’Océan à Nice, comment avez-vous sensibilisé le public à l’avenir de l’Océan ?

J'étais le porte-parole du pavillon de la cryosphère, dans la zone verte, accessible au grand public. 

Matthieu Tordeur au Svalbard
Matthieu Tordeur au Svalbard

C’est quoi la cryosphère ?

Ce sont toutes les eaux gelées à la surface de notre planète : les banquises, les calottes polaires, les glaciers de montagne. Ce sont des milieux qui influencent directement les océans. Quand ils fondent ou quand ils disparaissent, cela ajoute de l'eau à l'océan et impacte directement l'élévation du niveau des mers. J'étais en charge de ce pavillon avec une glaciologue qui s'appelle Heïdi Sevestre, la zone verte a accueilli au total 100 000 visiteurs. 

As-tu l'impression que les choses ont avancé du côté des grands décisionnaires ? 

Sur ce plan-là, ces conférences, comme les COP, sont souvent assez décevantes. Là encore, c'est très timide. Il y a eu une avancée avec la dynamique autour de la ratification du traité sur la haute mer qui vise à protéger la biodiversité marine. Mais en ce qui concerne les aires marines protégées, cela n’est pas suffisant. Ces évènements sont tout de même nécessaires, ils ont le mérite d’exister et de rassembler la communauté, de donner de l'espoir et de l’énergie.

Au-delà de partir à l’aventure, ton leitmotiv, c’est de documenter et transmettre les changements qui s'opèrent sur notre planète. Un peu comme les marins qui sillonnent les océans, vous en êtes les premiers témoins quand vous allez dans des espaces reculés ?

Ce qu'on fait avec nos expéditions, notamment avec la glaciologue Heïdi Sevestre, c’est de travailler avec des instituts de recherche scientifique et d'aller dans des endroits où les scientifiques ne vont jamais. L’Antarctique, c’est gigantesque, cela fait 25 fois la taille de la France. Le récit qu’on fait de nos aventures dans les médias ou sur les réseaux sociaux est une porte d’entrée accessible pour parler des milieux polaires un peu oubliés. C’est une manière aussi de relayer les alertes de la communauté scientifique là où les rapports, comme ceux du GIEC par exemple, peuvent sembler arides et difficiles d'accès pour le grand public. À travers les belles histoires humaines, on rend accessible la matière scientifique et on sensibilise par l’émotion.

À quel moment as-tu pris conscience du changement climatique, que la planète ne va pas aussi bien qu’elle devrait ?

On en a tous conscience depuis longtemps, mais il y a eu un élément déclencheur quand j’ai rallié le pôle Sud à skis. C’était un défi personnel, quelque chose que je faisais vraiment pour moi. Tout était bien préparé, chronométré et mesuré, sauf que, lors des premières semaines de mon aventure, il a fait extrêmement chaud. Une canicule inédite régnait sur l'Antarctique avec des températures 20°C au-dessus des normales de saison. Je pouvais tirer mon traîneau en t-shirt, il faisait environ 0°C alors que d'habitude, le thermomètre affiche entre -20°C et -25°C. Là, j’ai réalisé, concrètement, ce que le dérèglement climatique pouvait provoquer.

Matthieu Tordeur en expédition en Antarctique
Matthieu Tordeur en Antarctique

Comment cela s’est-il traduit pour toi ?

Ces températures élevées se sont accompagnées de chutes de neige très importantes, j’avais 20-30 cm de poudreuse et ça me ralentissait considérablement avec mon traîneau qui pesait 115 kg au départ. Je ne faisais seulement que 8 ou 9 kilomètres par jour, je n'avançais plus dans cette neige molle. Vivre ça, appréhender cet impact si important et pourtant si loin de toute activité humaine, m'a beaucoup questionné. À mon retour, je me suis dit que j'avais une forme de responsabilité de témoigner de cet épisode. Ce fut le moment fondateur de mon engagement écologique. Je ne suis pas un scientifique, mais je crois qu'on a besoin de témoins, d’ambassadeurs. Les milieux polaires sont des régulateurs du climat, des climatiseurs en quelque sorte. Ce sont eux qui ont une influence directe sur l'élévation du niveau des mers. Ignorer ce qui s'y passe, c'est une erreur.

Et quel autre souvenir en gardes-tu ? 

J’ai le souvenir de cette communion avec les éléments et la nature. C’est ce qui nous unit aussi avec les marins, on s'en remet un petit peu à ça. On essaye de composer avec les tempêtes, avec les accalmies, on est en autonomie aussi.

Pour finir, on nous a glissé que tu es un grand fan de Tintin. De toutes ses aventures, il n'a jamais fait de transatlantique.  Penses-tu qu’il aurait aimé traverser l'océan ?

Tintin, il a construit mon univers de petit garçon, il a été le point de départ de mes aventures. Je suis sûr que ça lui aurait bien plu de traverser l’Atlantique. Bien sûr, ils auraient eu de nombreuses galères. Le capitaine Haddock aurait été capable d’enflammer la grand-voile, ils auraient dû se débrouiller. Mais Tintin et le professeur Tournesol auraient sans aucun doute trouvé la solution pour réussir à rejoindre la Terre.