Sur les pontons du village, quelques chanceux embarquent sur les bateaux des skippers. Aucun son, l’émerveillement se lit dans les signes qu’échangent Laetitia Sanquer, formatrice en langue des signes et fine connaisseuse de la course au large, et ses visiteurs sourds et malentendants. Un moment suspendu pour ces Havrais qui découvrent une visite guidée adaptée sur le village et prennent conscience que la voile est un sport accessible à tous.
Faire chavirer les idées reçues
Le regard, ce réel handicap
Préjugé numéro un : "C'est pas pour toi". Combien de fois ces marins ont-ils entendu cette phrase ? "Le vrai handicap, c'est le regard de l’autre qui te dit "ce n'est pas possible", alors que la preuve, j'y arrive." affirme Joël Paris (Rêve à perte de vue - Qwanza), malvoyant de naissance qui s’élancera dimanche en Class40. "De la contrainte naît l’innovation et on passe notre temps à innover ! Bien sûr que je préférais voir correctement, mais comme ce n’est pas le cas, je trouve des solutions alternatives."
La course au large l’illustre parfaitement. "C’est l’un des sports les plus inclusifs", déclare Damien Seguin (Solidaires en Peloton). "C’est un mot à la mode, mais il y a la parole et les actes. Dans la course au large, un seul classement fait foi, quel que soit le sexe ou la condition physique."
A quelques mètres, sur le même ponton, Pierre-Louis Attwell enchaîne les visites de son Class40 Vogue avec un Crohn. Le skipper normand est lui-même atteint de la maladie de Crohn. "Une chance et une malchance" selon lui car si le visible rassure, l’invisible surprend et interroge. "Quand tu croises quelqu'un dans la rue en fauteuil roulant, tu vas être empathique, c’est naturel. Moi, si tu me croises demain au supermarché, si je ne lève pas mon t-shirt pour te montrer mon ventre qui a été opéré plusieurs fois, tu ne peux pas deviner que je suis malade." Diagnostiqué à l’âge de 16 ans, Pierre-Louis a longtemps gardé sa maladie pour lui. "Au lycée, tu n'as clairement pas envie de parler de ta maladie digestive. J’en avais honte". La voile devient un déclic. "J’ai placé ma maladie au cœur du projet", poursuit Pierre-Louis. "Souvent, j'utilise le terme de "coming-out". A part ma famille et mes amis très proches, personne ne savait." Après avoir épaulé Claire Pruvot sur la Solitaire du Figaro, il se lance à son tour. La course au large agit comme une thérapie. "C’était d’abord pour m'aider personnellement", confie Pierre-Louis. "Mais ce fut libérateur, ma vie a complètement changé et je prête plus attention à ma santé."
"On a tous des contraintes"
A bord, chacun trouve des astuces. "La seule chose que j’ai réellement adaptée, c'est la colonne de winch", explique Damien Seguin. "Ces bateaux sont puissants, il faut manœuvrer vite. J’ai trouvé une manière d’utiliser mes deux bras et d’éviter la blessure." Joël Paris lui a simplement installé un écran d’ordinateur un peu plus grand. "Ça ne change rien, je me cogne toujours partout au début", plaisante le skipper marseillais.
A travers leurs expériences, le terme duo, inhérent à la Route du café, prend tout son sens.
Sur Vogue avec un Crohn, Pierre-Louis sait que la fatigue, principal symptôme, jouera un rôle. Mais il peut compter sur son co-skipper, Maxime Bensa, qu’il appelle affectueusement "mon aidant, sans le savoir". "C’est une personne de confiance, qui comprend ce que je vis. Lui aussi, d'une certaine façon, il vit la maladie."
Pour sa première participation, Gauthier Bril est associé à Nicolas Guibal. Le jeune skipper est hémiplégique de naissance. Ensemble ils portent les couleurs d’ESATCO, acteur solidaire qui met en relation travailleurs atteints de handicap et entreprises.
Le tandem était une évidence et à bord chacun a trouvé sa place. "Dans certaines allures, dans certains types de vent, Gauthier va être moins performant et je vais prendre le relais", commente Nicolas. "Et inversement, comme j'ai peur la nuit, c'est lui qui fait les quarts !"
S’adapter avec son handicap est une réalité. Mais, pour ces marins, les contraintes sont universelles. "On a tous des contraintes" explique Pierre-Louis Attwell. "Ça peut être d’aller chercher ses enfants à l’école à 18h, moi c’est ma maladie." "Ma contrainte ce sont mes yeux", renchérit Joël Paris. "Pour d’autres ce sera des difficultés financières, du matériel cassé. La vie est dure pour tout le monde."
Relativiser le handicap sans l’oublier, et prendre parfois un peu plus de temps pour atteindre le même objectif. "Dans la vie de tous les jours, tu fais tes lacets de chaussures à deux mains", ironise Damien Seguin (Solidaires en Peloton), né sans main gauche. "Tu as ta façon de faire, un enfant aura une autre façon, et moi aussi, l’important c’est le résultat. En voile c’est pareil, si je mets 5 minutes de plus à envoyer une voile, ça ne regarde que moi." Une philosophie partagée par Gauthier Bril. "J’ai actuellement moins de force dans tout le côté droit, et moins de motricité fine, donc faire ses lacets, faire des nœuds, je sais le faire, ça met juste un peu plus de temps." Un handicap qui n’en est pas un pour lui, "juste un petit truc en plus".
De la différence à l’excellence
Aujourd’hui, le message a évolué. Il n’est plus question de simplement s’aligner au départ d’une grande course, mais bien de performer au même titre qu’un skipper valide. "Participer tout en étant porteur d’un handicap, c’est déjà très bien", commente Pierre-Louis Attwell. "Mais je veux surtout faire passer le message que je peux être performant ! Quand je vois Damien Seguin finir septième dès son premier Vendée Globe, je trouve ça exceptionnel."
Damien Seguin fut longtemps le porte-étendard du handicap dans la course au large. Désormais il n’est plus seul. Sur la TRANSAT CAFÉ L’OR, il retrouve même un visage familier. "Gauthier Bril, c'est une jeune pousse de mon association Des pieds et des mains", sourit Damien. En recherche de financement quand il débute le haut niveau, Gauthier se fait aider par ladite association. "Damien a été là dès le début. Il m’a apporté de précieux conseils, sur des réglages, comment lancer un projet." La passation est faite et elle pourrait bien servir d’exemple.
Il y a deux ans, sur ces mêmes pontons du Havre, Joël fait une rencontre qui le bouleverse. Affairé sur son bateau, une petite fille s’approche timidement. "Bonjour, je m'appelle Eloïse, j'ai 9 ans, j'ai fait un exposé sur toi devant ma classe parce que j’aime bien ton projet." Le skipper la fait grimper à bord et, à l’issue de la visite, l’écolière lui glisse : "tu sais, moi je suis diabétique. On n'arrête pas de me dire, c'est pas possible et que c'est pas pour moi. Maintenant grâce à toi, je sais que c'est possible."
Ce jour-là, une petite fille diabétique venait de comprendre que plus rien ne l'arrêterait. La plus belle des victoires, bien avant la ligne d'arrivée.