Café Joyeux en mer

Du coeur dans les voiles

Best of course  •  Édition 2025  |  04 novembre 2025 - 12h42
Sur les océans, les voiles racontent désormais bien plus que des histoires de vitesse et de performance. Elles portent des causes, des visages, des espoirs. Derrière chaque coque, des aventures humaines s’écrivent : celle de skippers qui naviguent pour donner du sens à leur course, celle d’associations qui se voient offrir une superbe vitrine et celles de malades et de bénévoles qui trouvent une nouvelle énergie.

N’y voyez pas là du "charity washing", les skippers qui hissent les voiles floquées de noms d’associations plutôt que de marques sont les premiers défenseurs des couleurs qu’ils affichent. Véritables manifestes flottants, certains bateaux donnent désormais autant de visibilité aux associations qu’aux sponsors.

Cette force invisible qui pousse les voiles 

Au milieu de l’Atlantique, quand le vent se lève, vient le moment de hisser les voiles. Fatigués et ballottés, certains skippers, en les regardant se dérouler, se rappellent pourquoi ils sont là. "Quand c’est dur, que c’est la tempête, que je hisse ma voile et que je vois ce petit personnage de l’association Ose", confie Thomas Lurton (Ose ta victoire). "Ça me redonne un coup de boost ! Je me dis qu'il y a des malades atteints de neurofibromatose qui se battent comme ça, tous les jours, sans relâche. Tu remets tout de suite ta course en perspective." 

Pour Nicolas d’Estais, cet élan porte un autre nom : Café Joyeux. Cette trentaine de cafés-restaurants emploient des personnes en situation de handicap mental ou cognitif. Depuis 2022, Nicolas les fait naviguer par procuration à travers les océans. Cette année, le marin est monté en gamme chez les IMOCA mais garde la même implication. "J’emporte avec moi la ferveur et la force de tous les équipiers qui suivent le projet. En course, quand c’est dur et que tu dois puiser dans ton mental, tout ce qui peut t'aider à tenir devient un avantage concurrentiel. Les salariés de Café Joyeux sont ma force mentale."

Class40 Ose ta victoire

Là où naît le vent de l’engagement

À l’origine de ces engagements, il y a souvent une rencontre, un échange, ou parfois une épreuve de la vie qui change tout.

Pour Armel Tripon, tout a commencé par un passage aux urgences pédiatriques, son bébé d’à peine un an dans les bras. "Je me suis retrouvé dans des situations peu agréables, à devoir tenir mon enfant pour que les infirmières puissent le piquer", se souvient le skipper. C’est là qu’il croise la route de Nolwenn Febvre, infirmière-anesthésiste et présidente de l’association Les P’tits Doudous, qui œuvre pour rendre l’expérience du bloc opératoire moins angoissante pour les enfants. Depuis les P’tits Doudous font partie de son équipage à part entière. "La compétition, c'est quelque chose qui peut parfois être égocentrique”, commente Armel. “Tout est tourné autour de soi. Donner la possibilité à une association d'exister, de rayonner, de mieux se faire connaître, c'est peut-être donner un peu d'utilité à son métier."

Un sentiment que partage Thibaut Vauchel-Camus, qui depuis plus de 10 ans, a floqué son bateau et ses voiles du logo de Solidaires en Peloton. À travers ses courses, il offre une parenthèse d’évasion aux malades atteints de sclérose en plaques, parfois même de manière très concrète, en les emmenant naviguer. "Le plus troublant dans ces jolis moments, c’est quand ils nous remercient et nous disent que c’est "grâce" à leur maladie qu’ils ont pu naviguer. Je ne peux m’empêcher de me dire que les mots “grâce” et “maladie” ne collent pas dans cette phrase." Des mercis qui l’ont profondément marqué lors de sa première Route du Rhum, en 2014. À l’époque, en Class40, il termine deuxième. "J’ai eu plus de mercis que de bravos", s’étonne encore Thibaut. "On ne cherche pas les mercis quand on fait ce genre de chose, mais quand on les reçoit, ça nous touche profondément. Ça m'a rassuré sur l’intégrité, l’honnêteté et la sincérité de mon projet." 

Leur bateau, leur victoire 

Cette communion, Tanguy Le Turquais l’a découverte il y a quatre ans, le jour où sa femme Clarisse Crémer lui fait connaitre les colocataires de Lazare. "Il y en a plein qui me donnent des conseils alors qu’ils n'ont jamais vu la mer", plaisante Tanguy. L’association Lazare permet aux sans-abris de vivre en colocation avec de jeunes actifs. Au départ, les bénéficiaires de l’association avaient des préoccupations bien éloignées de la course au large. Mais la Transat Jacques Vabre 2023 va profondément les marquer. "La plupart vivent dans la rue et se moquent un peu de la voile", explique Gratien Regnault, directeur du développement de Lazare. "Lors de la dernière édition, quand Tanguy et Félix (de Navacelle) cassent leur bateau, se battent pour repartir et inscrivent résilience en lettres capitales sur leur coque rafistolée, les colocs se sont dits : ils font ça pour nous. Depuis c'est le jour et la nuit, c’est LEUR Tanguy, ce n'est pas un skipper qui navigue aux couleurs de Lazare, c'est LEUR Tanguy." Et lorsque Tanguy et Erwan ont chaviré dans la nuit du samedi 25 octobre, c’est naturellement que plusieurs colocs sont venus les réconforter et les soutenir comme ils le font au sein de leurs nouveaux foyers. 

Ce sentiment d’appartenance, Les P’tits Doudous l’ont eux aussi ressenti. Quand le nouvel IMCOA d’Armel Tripon a fait son entrée dans le port du Havre, Nolwenn Febvre, président de l’association, était présente aux côtés d’une aide-soignante. "En voyant le bateau arriver dans le chenal, raconte Nolwen, elle m’a dit qu’elle avait senti que ce bateau était le sien". De l’autre côté du ponton, le bateau Ose ta victoire était amarré devant le stand de l’association. Chaque jour, Enzo, atteint de neurofibromatose, venait l'admirer avec fierté et des étoiles plein les yeux. "Voir Thomas et Sacha naviguer sur ce bateau pour nous c’est un honneur", s’enthousiasme le jeune homme. "On se connait depuis un an, je les ai découverts à la Normandie Channel Race et on a sympathisé. Depuis je les suis et je vais à toutes les courses de MON bateau." 

LAZARE X HELLIO

Bien plus qu’un logo

Peu à peu, les emblèmes des associations prennent le pas sur les logos des marques. Ils s’affichent en grand sur les coques, les mâts, les voiles. Derrière ces couleurs solidaires, il y a des mécènes, parfois de simples salariés, fiers de contribuer autrement. "Les salariés se reconnaissent dans cette démarche", confie Nolwenn Febvre de l’association des P’tits Doudous. "L’un d’eux m'a dit un jour : c'est de l'argent bien utilisé."

Le projet de Thibaut Vauchel-Camus, avec Solidaires en Peloton, est financé à 115 % par le mécénat. "Ce qu'on fait parle aux malades", explique le skipper. "On donne de l’énergie à ceux qui en manquent. Ces mots, ce ne sont pas ceux d'un VRP mais les retours que l'on a des patients que l'on rencontre, des médecins, des neurologues, des chercheurs, des accompagnants."

Mais comment ne pas se dire que certains donnent aussi juste pour l’image ou le prestige ? Tanguy Le Turquais (Lazare x Hellio), sans être trop utopiste ou naïf, reste "persuadé qu'aujourd'hui les gens sont capables de donner sans recevoir. Ce qui est magique", ajoute le skipper, "c’est de donner sans rien attendre en retour, c'est là où on reçoit le plus."

Solidaires En Peloton

De l’intérêt utile

Afficher les couleurs dans les voiles est une chose, mais qu’en est-il des retombées ? Difficiles à mesurer en chiffres ou en valeur économique, elles se lisent pourtant dans les regards, dans l’engouement du public, dans la vie qui s’anime sur les villages de départ. À chaque course, les stands se remplissent, les curieux s’arrêtent, posent des questions, découvrent des histoires humaines derrière les bateaux. "Il faut reconnaître qu’à chaque course, il y a un effet démultiplicateur et une visibilité qui permet une recrudescence des dons", explique Armel Tripon.

Au Havre, le stand des Cafés Joyeux rivalisait d’énergie et de bonne humeur avec celui de Lazare. Nicolas d’Estais, ancien consultant en stratégie, a déjà mesuré l’impact concret de ce vent solidaire. "Concrètement, ce projet voile permet de financer des embauches”, détaille Nicolas. “Aujourd’hui, un peu plus de 200 équipiers joyeux travaillent dans ces cafés-restaurants et d'ici le Vendée Globe, on espère en recruter 150 de plus."

Au-delà des chiffres, il y a aussi l’impact humain. Thomas Lurton, skipper du bateau Ose ta victoire, voit encore plus loin. "Si le bateau porte ce nom, c’est aussi parce que l’objectif est de former des équipiers atteints de neurofibromatose pour venir naviguer avec nous sur les courses, et notamment la TRANSAT CAFÉ L’OR." Thomas a déjà identifié quelques bons navigateurs avec un potentiel certain. Mais pour participer à la Route du Café il faut de l'entraînement. "Faire une course transatlantique en double, ce n’est pas rien. Il faudrait pouvoir trouver des aides, des sponsors qui viennent financer ce projet et ce co-skipper pour qu’il se dégage du temps."

Sur l’Atlantique où la bataille fait rage, certains marins ont choisi d’ajouter une autre dimension à leur traversée : celle du sens. Leurs voiles ne se contentent plus de gonfler sous le vent, elles se tendent au souffle des causes, des visages et des histoires qu’elles portent. Et ils sont nombreux, cette année encore, à faire de la course un vecteur d’engagement. Défi solidaire avec Ellye et L’Arche, ESATCO, Les Invincibles, Phare 40 – HA Plus PME, Rêve à perte de vue – Qwanza, SNSM – Faites un don !, Vogue avec un Crohn, Le Rire Médecin – Lamotte, Mon Bonnet Rose, Association Petits Princes – Quéguiner, ou encore Initiatives Cœur : autant de bateaux qui naviguent pour rappeler qu’au-delà des milles et des classements, la mer peut aussi servir de caisse de résonance aux luttes et aux espoirs de ceux restés à terre. Une autre idée de la victoire, dans le sillage de tous ces bateaux engagés.

Armel Tripon et les P'tits Doudous
© Jean-Louis Carli / Aléa